Paracelse, ère nucléaire et générations futures

english (original text)

日本語訳 

french translation of the english version, 19th January 2018, from the homepage of Akio Matsumura

 

 

Emilie Gaillard et Andreas Nidecker

Le célèbre médecin Andreas Paracelse, qui enseigna à l’Université de Bâle au début du 16è siècle, écrivait : « Quel sens ou quel intérêt cela pourrait-il avoir pour un médecin de découvrir la cause des maladies s’il n’est pas à même de les guérir ou d’en soulager les effets ? »

Juriste et radiologue, nous voudrions vous parler d’un colloque de trois jours qui s’est tenu récemment à l’Université de Bâle. Ce colloque intitulé « Droits humains, générations futures et crimes à l’ère nucléaire » qui rassemblait des médecins, des juristes, des scientifiques et des experts nucléaires, était organisé par la branche suisse de l’IPPNW (Association internationale de médecins pour la prévention de la guerre nucléaire) et l’IALANA (Association internationale des juristes contre les armes nucléaires).

Vue de Bâle (Grossbasel) – Photographie de Matthias Walter https://www.events-swiss-ippnw.org/

Vue de Bâle (Grossbasel) – Photographie de Matthias Walter https://www.events-swiss-ippnw.org/

Durant notre colloque, nous avons examiné les effets sur la santé et l’environnement des politiques relatives aux armes nucléaires. Nous avons ainsi considéré la question des droits humains pour les victimes des tests et des accidents nucléaires. La victoire récente de 122 nations qui le 7 juillet [2017] ont accepté le Traité d’interdiction des armes nucléaires des Nations Unies, oblige dans son Article 6 les nations à mettre en place remédiation environnementale et assistance aux victimes, du moins aux victimes de l’usage et des essais d’armes nucléaires.

La plupart des discussions ont été toutefois consacrées aux conséquences des armes nucléaires et de l’usage civil de l’énergie nucléaire sur les générations futures. Ce sont ces générations, nos enfants, petits-enfants et leurs descendants, qui devront continuer à supporter les risques de guerre nucléaire et les effets sanitaires potentiels d’une contamination nucléaire incessante, omniprésente et ne pouvant qu’empirer. Tout a commencé avec le premier essai atmosphérique d’armes nucléaires, « Trinity », en juillet 1945, suivi depuis par quelque 2 000 explosions menées par neuf États nucléaires, dont des centaines ont été réalisées en surface, provoquant ainsi la contamination de la biosphère. L’explosion du réacteur nucléaire de Tchernobyl a causé une contamination au niveau régional mais aussi très largement au niveau européen. Aujourd’hui, les réacteurs dévastés de Fukushima laissent échapper en permanence dans le Pacifique d’énormes quantités d’eau contaminée par la radioactivité. Le financement de l’héritage du nucléaire civil, notamment la construction de dépôts sécurisés pour les déchets nucléaires, constitue un défi supplémentaire que nous laissons principalement à nos enfants et petits-enfants.

Les discussions ont finalement abordé la question d’une éventuelle responsabilité des gouvernements, c’est-à-dire des décideurs dans les États possesseurs de l’arme nucléaire, dans le cas où le déclenchement volontaire ou accidentel d’armes nucléaires aurait des répercussions mondiales et risquerait d’entraîner l’extinction de l’humanité. L’idée même de reconnaître des crimes contre les générations futures devient une nouvelle réalité : toute guerre nucléaire, en ce sens qu’elle ferme les perspectives d’avenir pour toujours, devrait susciter une réaction majeure du droit international.

De fait, l’entrée dans l’ère nucléaire marque pour l’humanité l’acquisition d’un pouvoir sans précédent sur la planète et toutes les formes de vie. C’est pourquoi les géologues ont baptisé cette nouvelle ère Anthropocène. Nombreux sont ceux qui pensent que cette ère nécessite un nouveau code d’éthique médicale et juridique, car les défis spécifiques soulevés par les risques et les catastrophes nucléaires requièrent un changement de paradigme, tant du point de vue médical que légal. Nous devons désormais prendre en compte très sérieusement les conséquences transgénérationnelles des radiations ionisantes sur toutes les formes de vie et prendre des mesures efficaces pour prévenir les effets sanitaires graves dans les populations d’aujourd’hui, en particulier les jeunes femmes et les enfants. Mais nous devons également protéger nos descendants, car les radiations ionisantes peuvent non seulement provoquer des cancers et des maladies non-cancéreuses, mais aussi avoir des conséquences génétiques chez les humains exposés aujourd’hui. Ces conséquences peuvent même survenir suite à une exposition chronique à long terme à de très faibles doses de radiation ; celles-ci ne se manifesteront pas chez les victimes actuelles, mais pourraient apparaître sous forme de maladie chez leurs descendants, au bout de plusieurs décennies.

Par conséquent, il nous faut adapter le cadre juridique actuel des principes de base à cette nouvelle réalité et créer de nouvelles lois, destinées spécifiquement à protéger et à prendre en compte les droits humains des générations futures. La Déclaration universelle des droits de l’homme, quoique non contraignante légalement, comprend une trentaine de droits individuels. Certains s’appliquent aux victimes d’un accident nucléaire. Les personnes déplacées dans la préfecture de Fukushima devraient par exemple pouvoir avoir des conditions de vie correctes, avoir le droit d’exprimer leur opinion et d’être informées. En réalité, la constitution japonaise reconnaît ces droits et défend le principe transgénérationnel des générations futures dans ses Articles 11 et 97. Cependant, ces droits ne sont pas respectés : au Japon, la presse a interdiction de rapporter ce qui se passe actuellement à Fukushima et la recherche médicale sur les effets de la fusion des cœurs est limitée. Au Japon, la plupart des scientifiques spécialistes des radiations, à de rares exceptions près, minimisent les risques des radiations et la position officielle la plus répandue est que les faibles doses de radiation sont sans danger. Or, scientifiquement parlant, une telle position est intenable. De plus, le gouvernement japonais est en train d’essayer d’augmenter la limite publique d’exposition aux radiations de 1 à 20 mSv par an, une dose généralement acceptée pour les travailleurs du nucléaire seulement. Ses scientifiques essaient de forcer la CIPR (la Commission internationale de protection radiologique ou ICRP en anglais) à accepter cette énorme augmentation, alors que beaucoup estiment que cette mesure est non seulement contraire à la science mais inadmissible. Cette manière de gérer les suites de la catastrophe nucléaire de Fukushima pourrait donc être considérée comme une violation des droits humains, voire comme un crime contre les générations futures.

Il ne suffit pas d’exprimer des inquiétudes quant aux droits humains des générations futures. Il faut mettre en place de nouvelles dispositions juridiques pour s’assurer que ces droits seront respectés. Il faut en outre de toute urgence prendre des mesures concrètes pour abolir les armes nucléaires dans les années qui viennent. De plus, étant donné l’importance des coûts de démantèlement des réacteurs nucléaires et l’énormité des investissements requis pour assurer la sécurité du stockage des déchets nucléaires, notre génération se doit de prendre ses responsabilités et d’assumer au moins une partie de ces coûts, au lieu de s’en décharger complètement sur nos descendants.

Emilie Gaillard est maître de conférences en droit à l’Université de Caen, en Normandie (France). Elle fait partie du Pôle Risques, Qualité et Environnement durable à la Maison de la Recherche en Sciences humaines de Caen.

Andreas Nidecker, médecin suisse, Professeur émérite de radiologie à l’Université de Bâle, en Suisse, ancien président et membre de PSR/IPPNW Suisse, membre des comités organisateurs du colloque « Droits humains, générations futures et crimes à l’ère nucléaire ».

International Physicians for the Prevention of Nuclear War (l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire ou IPPNW) a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1985. LIPPNW est restée l’un des leaders du mouvement pour un monde sans armes nucléaires : c’est elle qui a lancé l’International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ou ICAN) en  2007, et fait campagne pour un accord d’interdiction de ces instruments de destruction massive en vue de leur élimination. ICAN a reçu le Prix Nobel de la Paix 2017 en reconnaissance de ses efforts pour parvenir au Traité d’interdiction des armes nucléaires, adopté aux Nations Unies en juillet 2017.